Interview avec l'équipe de Toxicily actuellement au cinéma

Toxicily

toxicily
Date de sortie en salle
Mercredi 18 septembre 2024
Durée du film
1 heure 18 minutes
Réalisateur(s)
François-Xavier Destors
Distributeurs(s)
jhr Films
Scénariste(s)
François-Xavier Destors, Alfonso Pinto
Titre original
Toxic Sicily
Origine
France, Italie

Synopsis

En Sicile, au Nord de Syracuse, l'un des plus grands complexes pétrochimiques d’Europe empoisonne depuis 70 ans l'environnement et les hommes. « Mieux vaut mourir d’un cancer que mourir de faim », entend-on sur la plage qui borde la raffinerie. Dans un contexte d’omerta et de résignation, le film donne la parole à ceux qui luttent et qui survivent au cœur d’un territoire sacrifié sur l’autel du progrès et de la mondialisation.

Silène Gerschel s'est entretenue avec l'équipe du film Toxicily à l'occasion de la sortie du film au cinéma. Voici l'interview. 

D’où vous est venue cette envie de faire ce documentaire en particulier ?

François-Xavier Destors : Tout mon travail s’articule autour d’une question centrale qui est “Comment habiter le monde quand tout autour de nous le monde devient de plus en plus hostile ?” Je travaille sur des territoires où cette question se pose de façon extrême. J’ai fait un premier film au Rwanda, juste après le génocide, puis j’ai travaillé en Sibérie à Norilsk, qui est une des villes les plus polluées du monde et où j’ai cherché à comprendre pourquoi 170 000 personnes choisissaient de vivre dans des conditions si inhospitalières et d’y rester. C’est suite à ce film que j’ai fait la rencontre d’Alfonso, géographe sicilien, qui m’a parlé de la zone pétrochimique de Augusta, en Sicile. On a décidé d’y faire un tour pour voir si ces questions que je me posais en tant que cinéaste se posaient sur ce territoire là.

Alfonso Pinto : Je suis géographe, je viens de la recherche. Lors d’un projet post-doc j’ai commencé à me pencher sur la question environnementale, en particulier la pollution industrielle et la vie des personnes habitant ces zones là. En tant que sicilien, on m’avait parlé de ce site mais je le connaissais de façon sommaire. Au tout début de ma recherche, lors de ma rencontre avec François, je lui ai montré quelques images d’Augusta et François, très curieux, m’a alors demandé s’il pouvait m’y accompagner. On commençait les recherches le lendemain. On a commencé à explorer la zone, rencontrer quelques personnes. Puis un soir, au coucher de soleil, on s’est
retrouvé dans un village abandonné avec devant nous une gigantesque usine et c’est là que François m’a proposé de faire le film. Il était difficile de dire non ! Nous avons lancé l’aventure en 2019. Mon projet de recherche est devenu quelque chose de plus grand, peut-être plus important car il a la capacité de toucher un public plus grand que par les “moyens classiques de l’académie".

Pensez-vous que ce qu’il se passe en Sicile actuellement (eaux polluées, nourriture immangeable) est annonciateur de ce qu’il va se passer dans le reste du monde ?

François : J’ai souvent eu le sentiment en tournant là bas qu’on regardait ce qui nous attend. Ce territoire est tellement pollué et dévasté qu’il y a presque une dimension post-apocalyptique avec ces ruines industrielles, ces gens qui ont des pathologies, qui souffrent, qui sont coincés dans une forme d’errance où il n’y a pas vraiment d’issue possible.
Ce qui s’est passé sur ce territoire est symbolique d’une politique totalement excessive, d’un ultralibéralisme outrancier, où toutes les multinationales sont venues manger leur part du gâteau, sans aucune idée de réparation ou de préservation.

Alfonso : La pétrochimie pollue inévitablement malgré les innovations technologiques. Il est vrai aussi que la situation à Augusta est particulière grave, si je compare avec d’autres sites pétrochimiques en Italie ou en France, car pendant quarante ans, s'exerçait une industrialisation sans législation, comme au XIXe siècle… Aujourd’hui, le territoire souffre de la pollution du passé mais aussi de la pollution actuelle.

Augusta est pourtant classée comme Site d’Intérêt National depuis 1998 mais rien ne change…

Le but du Site d’Intérêt National (SIN) est de fournir des indications aux élus pour mettre en oeuvre des politiques sanitaires ou environnementales. Ce qui marche plutôt bien en ce moment est la surveillance épidémiologique dont bénéficient tous les SIN en Italie. Le problème, c’est qu’au moment d’agir et améliorer l’offre sanitaire, on ferme au contraire les hôpitaux là-bas et quand il s’agit de proposer d’éventuelles dépollutions, ça ne se fait pas. Les élus locaux parlent encore d’augmenter l’activité industrielle, le chiffre d’affaires du port ou de signer une énième autorisation pour héberger une déchetterie pour des déchet toxiques…

C’est représentatif de ce que l’on vit aujourd’hui dans le monde entier. On pourrait parler de “meurtres légalisés”

François : Je suis assez d’accord avec ça, on pourrait même parler de crimes de masse. J’ai beaucoup travaillé sur le génocide. Je suis passé du génocide à l’écocide en partant du principe qu’il y avait des mécanismes qui se répétaient. Effectivement, nous sommes dans une forme de meurtres de masse planifiés. Même si on se heurte surtout aux limites de notre pensée, de la justice environnementale, de la médecine, de la politique… La difficulté avec le SIN c’est que derrière, on comprend qu’il y a un pouvoir incroyable des lobbies, des pollueurs, qui sont devenus des experts pour contourner toutes les législations et la situation n’avance pas en partie à cause de ça. Au-delà du sentiment d’impuissance, on est démunis en termes de moyens juridiques, politiques, médicaux ou sanitaires face à l’ampleur des dégâts.

Alfonso : L’autre problème est qu’il y a des situations, notamment ce site, où les spécialistes s’interrogent sur la possibilité même de pouvoir mettre en place une dépollution. Je fais référence à un cas précis: la pollution de la Rade d’Augusta. Elle a subit un empoisonnement par le mercure et d’autres métaux lourds qui ont empoisonnés les fonds marins en produisant une quantité
gigantesque de déchets toxiques. Alors, même si on arrivait à enlever ces déchets toxiques, où estce qu’on les mettrait ? Cela polluerait un autre territoire. Et la chose la plus grave, c’est que comme dans tous les ports du monde, pour maintenir les fonds suffisamment bas pour que les bateaux puissent rentrer, il faut prendre le sable et les sédiments que l’on jette en pleine mer, dans la Méditerranée. Une récente hypothèse bien documentée estimerait d’ailleurs qu’une grosse partie de la pollution au mercure de la Méditerranée proviendrait de la Rade d’Augusta. Il est difficile de cantonner la pollution et faire en sorte qu’elle reste là où on veut qu’elle soit, elle bouge.

François : Ce qui est certain, c’est que ce territoire est symbolique des excès de ces politiques libérales, de l’impunité mais aussi de notre attitude à tous face aux territoires dans lesquels on choisit de vivre et qui sont de plus en plus gangrenés par le fruit de nos activités humaines. À Augusta on se confronte à la résignation, à l’impuissance, on est un peu démunis face à cette situation et je pense que c’est ça qui nous interroge tous dans notre choix de vie. Ce film nous interroge aussi sur nos limites, jusqu’où on est capable d’accepter que le territoire sur lequel on a choisit de vivre et de se construire peut nous tuer. Je pense que c’est une question qui va de plus en plus se poser et cette zone nous alerte sur cette question là.

Comment peut-on expliquer cette tendance qu’à l’être humain de se mener lui-même à sa perte ?

Alfonso : C’est une question très philosophique qui à mon sens remonte aux sources de l’industrialisation au XIXe siècle où l’on commence à choisir ces modèles tout en sachant qu’il y a quand même des effets négatifs. Ce territoire permet de réfléchir sur l’idée de sacrifice. On est parti d’une idée où on pouvait cantonner tous ces effets négatifs à certaines populations (bizarrement, les plus pauvres, comme par hasard) mais au bout d’un moment cette logique arrive à un court-circuit : nous sommes aujourd’hui confrontés à des phénomènes à échelle globale, même là où il n’y a pas d’industrie (par exemple la montée des eaux dans les îles du Pacifique). Des choses se passant à l’autre bout de la planète ont des effets à échelle gigantesque. On se sacrifie nous-mêmes au nom de notre propre bonheur. C'est un paradoxe philosophique. On est rentrés dans un cercle vicieux qui nous oblige à poursuivre à tout prix ces modèles comme si nous étions dans l’impossibilité de créer une alternative. D'une part, nous ne sommes pas certain qu’il y ait d’alternative, et surtout, nous sommes “pris au piège” par une vision mainstream de l’écologie qui par exemple, mise tout sur la responsabilité individuelle tandis qu’à quelques centaines de kilomètres de toi, il y a un gigantesque complexe pétrochimique qui s’en fiche complètement de tes comportements individuels. Je ne dis pas qu’il ne faut pas être vertueux dans notre quotidien, mais il faut avoir conscience que les comportements individuels ont une certaine limite et que derrière cette logique il y a un effet pervers qui est celui de dépolitiser la question environnementale, qui est une question sociale et politique et pas seulement individuelle. C’est, je pense, l’un des grands défauts de cette écologie mainstream qui nous donne l’illusion que si nous faisons nous-mêmes des petites choses, nous pourrons sauver le monde, ce qui malheureusement n’est pas forcément le cas.

Comment arrête-t-on d’être complice de cette dynamique ? On ne sait pas d’où vient le pétrole du plastique que l’on utilise…

Alfonso : On ne peut pas. C'est vraiment difficile… Regarde, aujourd’hui cette interview est rendue possible grâce à tous les minerais qu’on extrait, tous les objets que nous avons dérivent d’un système industriel qui se fonde sur ce genre d’activités, que ce soit la pétrochimie, la sidérurgie, l’extraction des minerais ou la production d’énergie. On est pas complices. Je pense qu’on est piégés dans un système. Soit on va vivre dans une caverne (pas très viable), soit on imagine autre chose, à un niveau collectif.

Comment peut-on faire pour regagner du poids face à ces multinationales ?

Alfonso : Si j’avais la réponse, je n’aurais pas fait un film, j’aurais fait de la politique (rires).

François : C’est compliqué de répondre à comment on s’en sort. On n’a pas la réponse. On est face à un phénomène de “pétrolisation”. La pétrolisation de nos sociétés, ce sont toutes ces mutations qui ont eu lieu dans notre société et qui sont dues à notre dépendance à l’industrie fossile. Tant qu’on est pas sortis de l’industrie fossile, on est pas sortis du système. Donc l’avenir il est certainement dans une alternative à l’industrie fossile mais on n’en prend pas le chemin du tout.
Comme le disait Alfonso, soit on sort du système, on s'ostracise, on s’exclut, soit on essaie de lutter à l’intérieur. Nous, c'est ce qu’on essaie de faire, on lutte avec nos moyens. À Augusta, on s’interroge sur les moyens de la lutte : on sait que les moyens de la lutte traditionnelle ne sont plus possibles donc “Comment fait-on ?” Notre espoir est aussi dans une forme de prise de conscience en amont des choses. Les gens souvent réalisent trop tard, un peu comme la mère de Chiara dans le film, qui a réalisé que le fait de vivre là a pu empoisonner ses enfants. Si Chiara aujourd’hui à quinze ans se dit que vivre là bas est la source de son empoisonnement, peut-être que ses enfants, elle les fera ailleurs, mais du coup sa solution est de quitter le territoire, ça ne vient pas solutionner le territoire. C’est là qu’on est pris au piège, on l’est tous, en tout cas tant qu’on baigne dans ce système capitaliste basé sur l’industrie et l’extraction du fossile. Il faut quand même se rendre compte que depuis ces huit dernières années, les soixante plus grandes banques mondiales ont donné plus de sept milles millards d’euros à l’industrie fossile. On est dans le mouvement inverse de ce qu’il faudrait faire !

Alfonso : Dans un cours sur la transition énergétique, à l’appui de plusieurs analyses, je faisais réfléchir mes étudiants sur le fait qu’on est vraiment loin d’une sortie du fossile car notre société n’est pas prête. Déjà, si on va analyser les autres énergies, chacune a ses contraintes, rien n’est donné. Il y a mieux évidemment, mais on est loin de cette idée là. Dans les années 1980-90, on pensait que les ressources de pétrole allaient bientôt s’épuiser. Aujourd’hui, on découvre énormément de gaz, de pétrole et on développe des technologies permettant de les exploiter à un coût encore plus faible qu’avant ! Il y a un écart entre la réalité matérielle que les analystes analysent et les discours publics qui nous font penser que d’ici 30 ou 40 ans tout sera bien. C'est aussi un problème venant du capitalisme comme le soulignait François, qui impose une logique impitoyable… Un grand intellectuel, Fredric Jameson, disait “Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme.” C’est un paradoxe, mais ce n’est pas faux… Nous sommes entrés à l’intérieur d’une cage imaginaire : nous avons normalisé ce qui ne l’était pas du tout et cela représente maintenant un grand défi d’en sortir. Se réapproprier une idée d’avenir, c’est quelque chose qui s’est effondré au fur et à mesure et le récupérer ce sera vraiment très difficile je pense.

François : Là où Alfonso a raison c’est que l’une des premières choses que l’on peut faire nous, à notre niveau, c’est défier ces imaginaires et recréer, reconstruire des imaginaires. Je pense que l’un des mouvements du film, c'est justement de montrer que d’autres films environnementaux sont possibles car souvent, un film environnemental, c’est un groupe d’irréductibles militants qui va renverser des montagnes. Et on est très satisfaits nous, dans notre petit fauteuil rouge, de regarder ces gens qui luttent à notre place. Avec Alfonso, on a travaillé sur autre chose, un autre type de représentation. On travaille le phénomène de résignation et comment filmer cette menace
invisible qu’on ne voit pas (soit ce sont des accidents, de grosses fumées noires, des explosions, mais on ne voit jamais cette menace du quotidien). Surtout, on essaie de les conscientiser. Une grosse partie de notre travail sur ce film a été de convaincre nos personnages de voir la chose autrement, de percevoir la “bête immonde” d’une autre manière, se l’approprier pour mieux la combattre. Ça fait partie de la bataille des imaginaires où je pense que le cinéma a un vrai rôle à jouer. C’est là où on peut combattre : sur les imaginaires.

Alfonso : On entend que ce genre de film ne présente pas de solution. Aujourd’hui on aime bien se faire rassurer, et c'est bien aussi parfois de montrer des combats réussis, on en a besoin. Mais le risque, c'est de retomber dans cette écologie mainstream qui te dit qu’on peut faire des choses avec des efforts pas très imposants. Nous, on a voulu donner des pistes de réflexion, faire en sorte que le spectateur puisse développer lui-même ses réflexions. Nous n’avons ni solution, ni jugement tranché. Je ne juge pas l’ouvrier qui décide consciemment de travailler là-bas car il gagne un salaire qui, en Sicile, est très rare à avoir. Il y a des contradictions. Et si on n’accepte pas les contradictions, si on n’accepte pas de les prendre en compte, les analyser, les décortiquer, les déconstruire, on n’ira pas très loin car le monde n’est ni blanc ni noir. Il y a une infinité de tâches grises qu’il faut prendre en compte.

Vous avez pris un certain risque en réalisant ce documentaire par rapport à la mafia, au gouvernement, aux lobbies…

François : Non, ceux qui portent le risque, ce sont plutôt les personnes présentes dans le film. Nous on y va, on filme, on travaille avec les gens et on repart. Ceux qui subissent ce choix de rendre public un certain nombre de choses qui sont taboues, ce n’est pas forcément nous mais c'est plutôt ceux qui restent. En revanche, on s’est fait arrêtés quelques fois quand on filmait car on filmait dans des zones un peu illégales. Mais c’est d’ailleurs intéressant de se rendre compte que lorsque l’on se fait arrêter on ne nous demande jamais de nous montrer ce qu’on filme. Il y a un certain “je m’en foutisme”, “de toute façon ce territoire est foutu, donc vous pouvez filmer ce que vous voulez”. Il y a quinze ans, on se serait peut être retrouvé à l’arrière du coffre d’une bagnole parce que la mafia était beaucoup plus importante. Je m’attendais à avoir plus de problèmes, j’ai fait de la prison pour d’autres films, par exemple, et le fait de ne pas en avoir eu est révélateur de l’abandon total.

Alfonso : Ils s’en fichent totalement. Même la mafia, évidemment elle existe là-bas, mais l’appareil industriel est tellement de haut niveau avec des multinationales qui agissent sur la planète, qu’ils s’en fichent carrément. On a jamais eu de gros problèmes. C’est différent quand tu es sur place, quand tu travailles dans l’industrie ou quelqu’un de la famille qui y travaille. Là, on s’inquiétait plus pour les personnes que pour nous-mêmes. Les autorités s’en fichaient totalement de ce qu’on faisait. Ce qui est intéressant par rapport à notre situation c’est qu’on a toutes les données, les enquêtes réalisées, on sait tout, mais on s’en fiche. C’est ça qui est vraiment triste. On sait mais on s’en fiche. Le mouvement du film c’est ça : accepter le fait que oui, on connaît la pollution, mais “ça va”.

François : On est sur quelque chose de tabou mais qui n’est pas secret en fait. C’est quelque chose qu’on ne veut pas entendre, qu’on ne veut pas dire. Il y a des mécanismes qui sont de l’ordre de la pression publique (menaces des industriels) et de l’autre côté, il y a des pressions individuelles qui font appel à un mécanisme d’auto-protection très fort en Sicile car il y a un amour du territoire et un sentiment d’appartenance très fort et donc on a honte, on ne veut pas en parler. C'est ça qu’il faut combattre, à la fois ces mécanismes de pression collective et en même temps ce qu’on s’impose à soi-même de manière individuelle, qui fait qu’on préfère le silence. Ce film raconte un peu ça, une fabrique du silence. 

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