Entrevue L'Effacement

Nicolas Leprêtre
Lundi 9 septembre 2024 - 12:01
ffa 2024

Dossier : Festivals

Interview autour du film L'effacement avec le réalisateur Karim Moussaoui et le comédien Sammy Lechea

effacement


Réda vit chez ses parents dans un quartier bourgeois d'Alger. Il occupe un poste dans la plus grande entreprise d’hydrocarbures du pays dirigée par son père, un homme froid et autoritaire. Sous tous ces vernis apparents, Réda dissimule un mal-être profond. Un jour, le père meurt et un événement inattendu se produit : le reflet de Réda disparaît du miroir…

Ce film aborde des thèmes que vous aviez traités dans vos précédents courts-métrages, comme la guerre et la famille. Quelle a été votre envie avec ce film ?

Karim : Le film est une adaptation du roman de l’Algérien Samir Toumi que j’ai lu fin 2017 qui aborde des thèmes qui me touchent personnellement. J'ai toujours voulu comprendre le côté fasciste de la famille, quand elle commence à imposer plein de choses. Le livre raconte l’emprise du père sur son fils et aborde notamment la question de la transition, de ce que l’on laisse à nos enfants, de la façon d’intervenir dans leurs vies pour les aider… C’est un dosage difficile à trouver. Je pense beaucoup à la génération des jeunes et leur envie de trouver le chemin de l’émancipation. J’ai voulu l’adapter en prenant beaucoup de libertés par rapport à cette adaptation et en même temps reprendre quelques éléments du livre en recréant, incarnant d’autres situations mettant en évidence la relation compliquée et conflictuelle entre le père et ses enfants.

Le film aborde aussi le thème de la dépossession lorsque Reda (Sammy Lechea) revient dans sa famille après son service militaire…

Oui, Reda perd tout car tout lui a été servi sur un plateau par le biais du père. Tout a été décidé par le père, par la cellule familiale. Personne ne remet en question le modèle familial, sauf le frère de Reda qui lui, est dans la rébellion.

La vie de Reda est millimétrée comme du papier à musique…

Oui, comme beaucoup de gens en fait. On ne s’en rend pas compte mais si on commence à analyser quels sont nos choix dans la vie on va trouver qu’en réalité on choisit peu de choses. Il y a toujours la présence d’un modèle global qui nous oriente que cela concerne les études, la famille… Je pense que souvent, on prend le temps d’apprendre des choses sur nous-mêmes accidentellement. Par exemple, un accident de la vie peut nous pousser à ne plus accepter - et c’est un point de vue personnel - mais de ne pas vivre dans une espèce de travail aliénant du matin au soir juste par précaution pour avoir un salaire, une garantie, qui elle nous empêche de réaliser nos rêves. Nous ne sommes pas encouragés à aller au bout de nos rêves sans être ralentit par les responsabilités familiales, le travail… Je ne dis pas que cette façon de vivre n’est pas bien mais que c’est le mode de vie vers lequel on tend, sans prendre connaissance des enjeux et de ce qui nous attend. Et Reda, c’est un peu le cas. Sauf qu’a un moment donné il ne le supporte plus.

Expliquez moi le revirement de Reda durant le film. Comment l’avez-vous abordé ?

Nous avons commencé à en parler assez tôt, Sammy est venu en Algérie afin de se plonger dans le milieu auquel Reda appartient et découvrir leur langage, leur énergie, leur façon de s’exprimer… 

Sammy : Ce que l’on voit, c’est une succession de drames pour Reda. À un moment donné il n’arrive plus à tenir. Son père lui servait de repère mais une fois qu’il n’est plus là, ses repères sont perdus, les drames arrivent les uns après les autres. C'est comme si il commençait à voir pour la première fois les choses telles qu’elles sont et comme si toutes ces choses arrivaient de manière tellement violente que sa réaction est violente elle aussi. 

Karim : Ce film est une succession de petites violences qui semblent anodines, des violences de tous les jours (l’humiliation par le père, la famille, le fait d’imposer des choses, ne pas laisser une personne libre de choisir ce qu’elle a envie de faire…). Toute l’histoire de Reda dans le film c’est le fait qu’il a été sur de mauvaises rails et tout le monde s’en fout. Et ces rails là ont tracé un chemin qui le mène vers le drame.

Que signifie la perte du reflet de Reda dans le miroir ?

Pour moi cela signifie la perte de connaissance de soi. Reda est quelqu’un qui a toujours vécu par procuration : c’est le père qui désir pour lui, choisi pour lui. Le père est mort et il ne s’est jamais posé la question de ce qu’il désirait lui, donc tous ses désirs s’écroulent.

Sammy, comment t’es-tu préparé pour ce rôle ?

Cela paraît anodin mais j’ai lu énormément de fois le scénario afin de l’intégrer, le comprendre. Comprendre dans quel environnement je me situais et déterminer mon point de vue sur tous les différents personnages (ce qu’il ou elle me procure comme sensations, comme émotions…). J’ai fait un travail de journal aussi, j’ai écrit des scènes imaginaires qui faisaient échos à des scènes qu’il y avait dans le film. Comme le personnage ne parle pas beaucoup, cela me permettait d’arriver dans certaines scènes chargé d’un passé. Ça m’aidait d’avoir cet appui en terme de jeu au moment du tournage. Pour les scènes plus dramatiques, j’ai voulu faire attention à ne pas trop en faire. J’arrivais chargé et j’agissais sous le coup de l’impulsion, je ne réfléchissais pas trop. J’ai voulu faire le plus simplement possible.

Avez-vous envie de partager quelque chose en particulier sur ce film ?

Ce film ne cible pas une classe précise. Cela peut arriver à n’importe qui. Le film parle aussi du patriarcat, du père ultra dominant, qui décide de tout. On a tendance à penser que cela n’arrive que dans les milieux défavorisés, moins cultivés… mais ce n’est pas vrai. Cela se passe aussi dans les classes dites “supérieures”. Les individus subissant l’humiliation au sein de leur famille, cela existe beaucoup plus que l’on ne le croit. Ce qui est terrible, c'est qu’on en est rarement conscient. Même si les gens ne se plaignent pas, tous les jours on nous influence par des choix de tendances : faire une école de commerce, être médecin, avocat, il faut réussir, mais au final, qu’est-ce que la réussite…? On ne nous donne pas le temps d’aller découvrir le monde, découvrir des choses sur nous-mêmes. On nous présente ce que le marché demande, ce qui est admissible et tendance. Mais on occulte tout ce que l’on peut voir ailleurs et du coup, tout le potentiel que l’on a en nous et qu’on n’aura peut-être jamais la possibilité d’explorer. Cela pose la question : “Est-ce que la famille fait ça pour elle-même, pour son image ou pour notre bien-être ?” Le plus important, c'est de se sentir bien, d’être heureux. Chacun trouve son bonheur comme il le veut. C'est ça que raconte le film. On a rarement la possibilité de faire de vrais choix. Sauf par accident.

On a tendance à nous présenter l’émancipation comme quelque chose de figé. Par exemple, en Algérie, une femme qui a fait des études, qui va avoir son travail, une voiture, une maison, une famille, est une femme émancipée. Même si elle n’a pas choisi tout ça. Car ça correspond à une image de la femme émancipée. Mais elle n’a rien choisi de tout ça. On a décidé que c’était le bon choix. Dire à un moment stop, j’ai envie de faire autre chose, ce n’est pas encouragé. Cela pose la question de la véritable émancipation. Pour moi, on s’émancipe toujours de quelque chose, d’une condition dans laquelle on nous a mise pour aller vers quelque chose qui vient d’un désir profond. Je ne pense pas que la liberté absolue existe mais c’est au moins s’émanciper de sa condition.

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